Laetitia au fil des mots

Laetitia au fil des mots

COMBAT DE FEMMES A FOTHERINGHAY OU QUAND DONIZETTI FAIT CHAVIRER NEW YORK

 

 

 

"Bâtarde !", "Souillure de Boleyn !", "Débauchée !", "Fausse vierge !", "Tu vas crever, souillon de race dégénérée !".

Nous ne sommes pas au pied d'une barre d'immeubles quelque part en Seine Saint-Denis, mais dans les geôles du château de Fotheringhay, près de Northampton. Nous ne sommes pas non plus en 2013, mais en 1587. Et nous ne sommes pas dans la "vraie vie", mais sur une scène d'opéra. Au Metropolitan Opera de New York très exactement, où vient de se terminer une série de représentations de Maria Stuarda de Donizetti. Le samedi 19 janvier, la matinée était retransmise en direct dans les salles de cinéma de 64 pays, sans trucage d'aucune sorte, offrant un moment de pur bonheur à des millions de spectateurs.

 

Maria Stuarda fut longtemps rejetée dans les oubliettes de l'art lyrique, comme à peu près tous les ouvrages dramatiques de Donizetti, Lucia di Lamermoor étant l'exception. Pendant plus d'un siècle, on ne se rappela du maître de Bergame que pour le seul Don Pasquale, négligeant ainsi celui qui, plus que Rossini ou Bellini, annonce le mieux la maîtrise dramatique sublimée par Verdi. Il est vrai que l'ouvrage a joué de malchance. Composé en 1834, il dut subir un premier gros problème dès la répétition générale, avant même la première : les deux cantatrices en vinrent aux mains, et le crêpage de chignons en laissa une sur le carreau. Qu'importe, la censure était dans la salle et les noms d'oiseaux ouvrant cet article étant issus du livret (et donc mis en application par les deux dames...), la représentation fut interdite. On ne traite pas une reine de bâtarde, surtout à Naples où la souveraine d'alors, Marie-Christine de Savoie, était une descendante en ligne directe de Mary, Queen of Scotland. Voir son aïeule se faire couper en deux à la fin de l'opéra aurait pu faire désordre en ces années plutôt agitées. Donizetti dut revoir sa copie, changer le titre, l'époque et le lieu, ainsi que le librettiste, pour enfin voir et entendre la création de ce qui n'avait plus rien à voir avec ce qu'il voulait, le 18 octobre 1834 au San Carlo de Naples.

 

Il pensait avoir renié à jamais cette partition quand Maria Malibran s'en empara l'année suivante. Celle à qui personne ne refusait grand chose réussit à imposer une reprise de la version originale à la Scala de Milan, faisant taire les censeurs. Donizetti adapta le rôle-titre pour elle, enrichit sa partition, et la création du 30 décembre 1835 aurait dû être un triomphe. Mais il semblait écrit que la haine d'Elisabeth traversât les siècles : Malibran, malade, refusa de se faire remplacer (pour conserver le bénéfice d'un cachet faramineux), et fut incapable de chanter ne serait-ce que passablement. A la sixième représentation, elle put se reprendre, mais le mal était fait. Naples n'en voulait pas, Milan n'en voulait plus, Maria Stuarda allait donc se donner à Londres en 1836, toujours grâce à Malibran. C'était sûr, écrit, réglé, ce serait enfin le triomphe annoncé. Oui mais voilà, la cantatrice eut la très mauvaise idée de mourir entre temps. Donizetti, écoeuré, préféra passer à autre chose.

 

Contrairement à ce que l'on pourrait croire, Callas n'est pour rien dans la résurrection de l'ouvrage, qui tomba donc dans l'oubli durant plus de 120 ans. C'est le maestro Oliviero De Fabritiis qui le proposa à Bergame en 1958, avant que le succès mondial n'intervienne lors du Mai Musical Florentin en 1967, grâce à Beverly Sills, Shirley Verrett et aux somptueux décors et costumes de Pier-Luigi Pizzi.

 

 

 

 

 

Bien que prisé par un grand nombre de cantatrices, Maria Stuarda n'avait jamais été donné au MET. New York avait pu l'applaudir dès 1972, mais au NY City Opera, grâce à Beverly Sills encore qui en était aussi la directrice. C'est donc une première pour cette maison légendaire, et un coup de maître.

 

Réussir une production de Maria Stuarda est avant tout une affaire de femmes. Certes, trois rôles masculins sont à l'affiche, mais ils ne présentent pas de difficulté particulière et sont tout à fait représentatifs des typologies vocales utilisées dans le bel canto romantique. Encore faut-il qu'ils soient confiés à des chanteurs maîtrisant la ligne et le style exigés. Avec Joshua Hopkins, superbe baryton, pas de souci. Le rôle du fourbe Cecil lui sied à ravir, avec ce qu'il faut de noirceur mordante dans le timbre qui annonce un possible Iago. Même constat pour Matthew Rose, basse imposante par sa stature mais surtout par une voix qu'il ne force jamais, naturellement sombre mais pleine de noblesse en Talbot. Tous deux sont des pensionnaires du MET, ce qui en dit très long sur le soin apporté à l'ensemble de la distribution dans cette grande maison.

Leicester est un rôle ingrat. Pour un ténor, l'opéra italien est bien souvent une occasion de mettre en valeur toutes ses capacités vocales, de briller, d'éblouir. Mais Donizetti ne lui offre qu'un air et deux duos, n'autorisant aucun moment de bravoure. En revanche, le phrasé et le legato doivent être parfaits, et Matthew Polenzani confirme qu'il est passé maître dans ces domaines, avec surtout un timbre superbe, qui s'est enrichi depuis son éclosion à Aix en 2003 (où il avait sauvé du désastre une calamiteuse Traviata...). A peine pourrait-on lui reprocher un petit manque de vaillance dans sa colère finale, peut-être un peu sage. Mais tout de même, le librettiste le montre éperdument amoureux de Mary, tout en couchant avec Elisabeth...Sacré Leicester !

 

Mais ce sont donc ces dames qui portent l'ouvrage à bout de poumons et de larynx. Deux reines qui, d'un strict point de vue vocal, pourraient échanger leurs rôles. Notées "soprano" toutes les deux dans la partition, le personnage de Mary est en fait pensé pour une mezzo, même si Caballé, Sutherland ou Sills y ont été éblouissantes, alors qu'Elisabeth, bien que devant projeter plus d'aigus, a souvent été confié à des cantatrices aux graves bien affirmés (Verrett). Cette production offre une distribution des timbres proche de ce que souhaitait Donizetti, en équilibrant merveilleusement le plateau.

 

 

 

 

 

 

 

Pour ses débuts au MET, Elza van den Heever attaque très fort. Jeune soprano venue d'Afrique du Sud, membre de la troupe de l'opéra de Francfort, elle avait déjà brillé dans le rôle du "Komponist" de l'Ariadne de Richard Strauss, et ses enregistrements wagnériens d'Elsa ou Elisabeth promettaient beaucoup. Cette autre Elisabeth n'a rien à voir avec la vierge blonde saluant le retour au bercail du chanteur prodigue. Reine cruelle, jalouse, frustrée et particulièrement laide, elle voit en Mary une rivale et ne veut que son anéantissement. Ce qu'elle obtiendra non sans être passé par quelques joutes vocales dont l'incipit de cet article donne une idée. Miss Elza se joue des difficultés imposées par Donizetti, en particulier une longueur de tessiture assez redoutable, comme s'il s'agissait d'une chansonnette. A suivre de très près. Et comme elle a décidé que ses premiers pas sur la scène du MET allaient marquer les esprits, elle n'a pas hésité à se raser entièrement le crâne pour incarner encore plus ce charmant personnage. Une attitude à la De Niro dans Raging Bull  pour une scène qui ne dure que quelques secondes, lorsque ses deux caméristes mettent en place sa perruque au début du second acte. Une voix, et une nature !

 

 

 

 

 

 

Il fallait bien un tel tempérament pour faire face à une Joyce DiDonato en état de grâce. A 44 ans, elle est maintenant un pilier du MET où elle fit ses débuts dans le rôle de Cherubino durant la saison 2005/2006. Mezzo colorature spécialiste de Rossini et Haendel, elle avait déjà interprété Elisabeth dans ce même ouvrage. Mais le rôle-titre lui permet de passer par toutes les nuances de sentiments possibles, de la douceur amoureuse à la colère froide ("Souillure de Boleyn !", c'est elle qui le balance...) et surtout à la prière. Sa scène finale "Deh ! tu di un umila preghiera" offre un moment de de pure beauté, de chant suspendu, et l'on n'oubliera pas ce son filé attaqué pianissimo, s'enflant progressivement jusqu'à couvrir le choeur, interminable (30 secondes ? plus ?...), laissant le spectateur suspendu au-dessus de son siège. Allant jusqu'au bout d'elle-même dans l'incarnation, elle récolte un triomphe qui la place définitivement au niveau des très grandes, en tout cas des quelques rares immenses chanteurs lyriques d'aujourd'hui. Et tout cela avec une modestie et une gentillesse qui sont la marque des vrais artistes. Prenant le temps de s'arrêter à l'entracte pour répondre aux questions de Deborah Voigt (maîtresse de cérémonie de luxe !), elle souligna que sa peur était de ne pas tenir la même tension dans les passages d'apparence plus calme. Sois sans crainte, Joyce, la tension était bien là !

 

Dans la "maison" de James Levine, Maurizio Benini dirige en vrai spécialiste du bel canto romantique, attentif à tout ce qui peut se passer sur scène, et sans cesse à l'écoute du plateau. Le périlleux sextuor final du premier acte semble ainsi être une formalité. Et la moindre nuance de chaque chanteur est suivie, soutenue, accompagnée amoureusement. Et comme la mise en scène est confiée à David Mc Vicar, les décors et costumes à John Mc Farlane, créateurs qui ne confondent pas production lyrique avec psychanalyse personnelle mais se mettent au service de l'oeuvre, tout est en place pour que cette soirée demeure inoubliable.

 

  La saison du MET offrira prochainement d'autres productions retransmises dans les mêmes conditions : Rigoletto le 16 février, le rare Francesca da Rimini le 16 mars, et surtout Parsifal le 2 mars, qui marquera la prise de rôle de Jonas Kaufmann. Quelque chose me dit qu'on en reparlera...


F. Muzzangel
25.01.2013




26/01/2013
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